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Philippe Parrot

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Avaleur d'idées, Tricoteur de mots, Agenceur de rimes !

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Mais aussi, Pourchasseur d'émois et Traqueur d'échappées...

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Philippe Parrot

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Avaleur d'idées, Tricoteur de mots, Agenceur de rimes !

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Mais aussi, Traqueur d'émois et d'échappées...

Vénus a deux visages

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Ce roman, c’est le récit d’un voyage intemporel. Citadin perdu dans la ville, Nino Lanzani est victime d’une machination orchestrée par Boris Zakowski, un détective qui ne cherche pas à nuire aux intérêts des personnes qu’il surveille mais, au contraire, à permettre à celles-ci d’aller jusqu’au bout d’elles-mêmes. Quitte à ce que cela soit à leur corps défendant…

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Ainsi, pour des raisons que l’on découvre dans le roman, Boris met en place un stratagème afin d’obliger Nino à s’engager dans un cirque : « Le Balbar Circus ». Là, l’occasion lui est donnée de participer à un spectacle de traversée de miroir et ainsi de vivre, en une vie, deux vies : l’une dans le Monde-du-Réel ; l’autre dans le Monde-du-Rêve. Jusqu’au jour où, lors d’un bal organisé dans le Monde-du-Rêve, un des invités lui fera comprendre qu’il ne pourra profiter indéfiniment des avantages de chacun des mondes. Tôt ou tard, il devra faire un choix.

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« Vénus a deux visages » c’est donc l’histoire de ce choix — douloureux et irréversible — auquel Nino Lanzani sera confronté et qui lui permettra, au bout du compte, de se réconcilier avec lui-même. Dans l’obligation de choisir entre deux univers antagonistes et complémentaires, entre des gens attachants dans le Monde-du-Réel et des personnages séduisants dans le Monde-du-Rêve, Nino accomplit pleinement son destin.

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Pour partager l’aventure de Nino, il faut nécessairement avoir « la tête dans les nuages ». En effet, pour s’embarquer dans cette odyssée déconcertante qui mène à la frontière de la raison et de la déraison, chacun d’entre nous doit accepter l’idée — au moins le temps de la lecture du livre — que le rêve existe tout autant que le réel et qu’il a le même poids, la même présence, la même consistance, bref la même réalité… C’est là un vrai parti pris !

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En conséquence, la lecture de ce livre est formellement déconseillée aux cartésiens qui ne croient qu’en la raison et aux réalistes qui ne croient qu’en ce qu’ils voient.

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Philippe Parrot

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EXTRAIT DU CHAPITRE 3 : LA SOURICIÈRE

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« Nino travaillait depuis l’aube, le visage noyé dans la lumière de la lampe. Il terminait la lecture d’un livre et avait griffonné de nombreuses notes qu’il allait devoir mettre en forme.

— Tiens, voilà Dubreuil qui se réveille !

Il reconnaissait dans le couloir le pas du septuagénaire, orchestré par le grincement d’une porte, puis, par le vacarme de la chasse d’eau. C’était l’heure ! Les locataires savaient qu’il était six heures trente quand ce déluge aquatique s’abat­tait sur le palier avec la régularité d’un métronome. Il fallait faire vite s’il ne voulait pas être en retard. Nino rangea son bureau jonché de cahiers et de feuilles qui traînaient ça et là. La taae reflétait parfaitement les états d’âme du propriétaire : un esprit studieux mais brouillon. Il se tourna ensuite vers ses bouquins. C’était un rite. La conviction que les textes oppo­saient la pérennité des mots à la précarité des choses, ce sentiment suffisait à lui redonner courage. Une telle détermi­nation à lutter contre le temps c’était chaque jour, dans le cœur de Nino, un motif de satisfaction. Il oubliait pour la jour­née ses tracas quand il songeait aux savoirs acquis grâce aux livres et aux joies qu’ils lui avaient dispensées.

Quant au dernier coup d’œil, c’était pour Elle. Il ne s’était jamais résolu à déchirer cette photo, même s’il avait fini par détruire toutes les autres. Lui qui redoutait les fantômes du passé, trouvait grotesque de s’attendrir sur un visage quand il ne pouvait savoir si la personne vivait ou non, faute de nou­velles. Ce souvenir de jeunesse avait pourtant échappé à la destruction. Nino avait décidé de le conserver afin d’éviter de voir sombrer trop vite les pans de sa mémoire. Il se réjouissait ainsi de pouvoir s’accrocher à Elle pour renouer avec les étapes de sa vie quand les jalons d’autrefois commençaient à se fondre en une masse informe de souvenirs. Nino ne dé­terminait pas son histoire à partir des événements survenus depuis sa naissance. Non ! Son an 0, c’était ce portrait et il faisait un détour obligé sur Elle, le temps d’un regard, à chaque fois qu’il souhaitait évoquer le passé. L’avant et l’a­près de sa vie s’éclairaient à partir de ces yeux-là, replacés sans difficulté dans l’axe de cette chronologie insolite.

Ces instants ridicules ou non s’imposaient comme les ga­rants de son équilibre. Sa quête philosophique lui avait si sou­vent démontré l’impossibilité de déterminer des principes qu’il avait fini par en convenir, pragmatique par la force des choses : la seule chose qui comptait, c’était sa chambre. Son esprit n’avait pu discerner malgré des années de lecture les idées d’ordre et de raison dont il sentait avoir besoin pour donner un sens au quotidien.

Et encore moins les rêves avec leur fantasmagorie !

Il termina son tour, s’habilla, enfila son pardessus et colla l’oreille à la porte. Il n’aimait pas rencontrer un voisin et devoir lui parler. Personne. Il entrebâilla la porte, vérifia en un coup d’œil et sortit. Le plancher craquait sous ses pieds. Les go­dillots et les talons avaient eu raison de sa robustesse et il vieillissait dans l’indifférence générale, à l’image des loca­taires. Mais le couloir était si mal éclairé que la décrépitude des lieux passait inaperçue. Nino avançait vers le palier à tâ­tons, déséquilibré par son pied-bot. Il parvenait à hauteur de l’escalier, s’agrippait à la rampe et descendait en direction du hall lorsqu’il se trouva nez-à-nez avec une cliente arrivée de­puis peu. Il s’apprêtait à s’effacer pour la laisser regagner l’étage quand elle s’élança et le bouscula. Il allait perdre l’équilibre lorsqu’elle saisit sa main in extremis. Elle le rattra­pait à temps. L’étreinte raviva un flot de sensations chez Nino qui avait renoncé à toute aventure depuis des années. Le contact des doigts lui chahutait le cœur. Tous deux prenaient conscience du ridicule qu’il y avait à se tenir ainsi et se dévi­sageaient avec embarras quand l’inconnue pouffa de rire.

— Eh bien, Monsieur Nino, croyez-vous que ce soit le lieu et l’heure de faire la cour à votre voisine ? C’est y pas le dé­mon de midi qui vous taraude, Lanzani ?

— Vous faites erreur, Monsieur Rossopoulos, je…

— Inutile de vous excuser ! Entre nous, je connais moi aussi la musique ! Toutefois, j’aurais choisi une autre occa­sion pour faire connaissance ! N’est-ce pas, Mademoiselle, vous ne trouvez pas votre fiancé un peu…

— Monsieur Rossopoulos, qu’allez-vous imaginer là ?

À l’œil posé sur ses jambes, elle réalisa soudain que le propriétaire la reluquait. Elle lâcha la main de Nino et regagna précipitamment le palier sans dire au-revoir.

— Ah, les femmes, quelle susceptibilité ! Vous ne trouvez pas, Monsieur Nino ? On peut même pas plaisanter sans qu’elles s’offusquent et prennent la poudre d’escampette. C’est un monde, non ?

— Vous avez peut-être raison, Monsieur Rossopoulos ! Vous savez, plaisanter avec elles n’est pas mon fort ! Je ne sais jamais ce qui les fait rire ou non. D’ailleurs, je n’ai jamais pu les comprendre !

Nino traversa le hall où Rossopoulos paradait et sortit sans faire d’autres commentaires, au grand dam de son inter­locuteur déçu de ne pouvoir discuter plus longtemps. L’hôte­lier se rassit dans son fauteuil pour surveiller les allées et ve­nues, inspecta sa loge, alluma un cigare et ouvrit le journal. Tout était en ordre et la journée s’annonçait sous les meilleurs auspices. »

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EXTRAIT DU CHAPITRE 5 : UN MONDE NOUVEAU

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« Le spectacle battait son plein et Balbar s’était saisi du micro pendant que le personnel s’affairait sur la piste à dé­monter la cage aux lions. Pour prolonger le frisson suscité à la vue des fauves, le maître de cérémonie tenait en haleine le public par ses propos. Sa voix parvenait aux oreilles de Nino et le tirait de ses rêveries. Elle traversait l’espace et le rappe­lait à sa promesse, amplifiée par les baffles et à peine assour­die par le chapiteau. Il devait ce soir se mêler à la foule assise sur les gradins et se proposer quand Hannah solliciterait un volontaire.

— Mesdames, Messieurs, écoutez, l’heure du voyage a sonné ! Il se fait tard, la nuit nous protège et les étoiles, mes­sagères d’univers lointains, brillent dans le ciel. Pourtant, Mesdames et Messieurs, une femme a exploré ces mondes aux confins du réel. Et elle vous invite à en franchir le seuil. Alors, je le proclame : osez malgré vos craintes et vos ré­serves ! Hannah vous ouvre les portes du merveilleux. Le merveilleux ? Laissons ces fadaises aux gamins ! Et pour­quoi ? Auriez-vous donc un cœur de pierre ? Bien sûr que non. Alors, vivent ceux qui oseront renouer avec les délices de leurs rêves d’enfant ! Vivent ceux qui oseront lâcher les certitudes de la raison ! Ceux-là seuls sortiront grandis et pourront dire : « Oui, moi j’ai bien vécu… ». Allez, mes amis, ayez l’audace des fous et devenez des sages ! Laissez-vous emporter par Hannah dans l’autre monde !

Ces paroles avaient arraché Nino à sa quiétude. L’occa­sion s’offrait ainsi de devenir un homme. Les rêves pourraient-ils lui enseigner ce savoir jamais découvert dans les livres ? Nino blêmit. Sa quête intellectuelle risquait de s’avérer une mystification si Balbar proclamait la vérité. Il ferma les yeux pour chasser cette éventualité de son esprit. Hélas, l’exhorta­tion de Balbar se faisait toujours entendre et la scène souvent observée des coulisses restait gravée sur sa rétine.

Sous le chapiteau, la nuit ! Si noire qu’aucun spectateur ne distingue son voisin, le regard captivé par Balbar. L’anima­teur chevronné est là, immergé dans la lumière du projecteur, éblouissant dans sa tenue de gala, les yeux brillants, fier de sentir hommes et femmes suspendus à ses lèvres.

Le miracle s’opérait ce soir encore sur les gradins à en­tendre le silence qui suivit l’invitation. Chacun retenait son souffle à l’idée de renouer avec l’enfance, hypnotisé par les gestes et les paroles de Balbar. Nino lui-même se sentait sous l’emprise du saltimbanque et entendait une voix lui intimer l’ordre de tenir sa promesse. Quand il comprit qu’il ne pourrait lui résister, il se leva, quitta la roulotte puis, parvenu sous l’enseigne lumineuse du « Balbar Circus » qui jetait un habit de lumières sur les passants, se faufila entre les bâches de l’entrée. Il s’efforçait d’accélérer le pas malgré sa dé­marche de guingois, pressé d’atteindre les tentures qui ca­chaient la piste. Nino était prisonnier de la magie du cirque avant même d’y parvenir. Les odeurs prenaient étrangement corps à fermenter en vase clos dans cette chaleur de serre. C’était un cocktail de relents d’haleines et de sueur, d’odeurs de fauves et de chevaux, surtout d’émanations d’urines et d’excréments que le sable de la cendrée ne parvenait plus à absorber.

Il ne s’était pas encore glissé entre les rideaux qu’il devina la présence d’Hannah. Bien qu’il n’eût pas encore perçu sa voix, il sut avec certitude, aux parfums brûlés autour du miroir pour délimiter une frontière invisible, qu’elle trônait au milieu de la piste avec la psyché et le gant. Il écarta d’une main le tissu, parcouru par un tressaillement à l’instant de découvrir un autre monde et de sauter le pas.

Elle était là, à quelques dizaines de mètres, juste devant lui, fixant l’entrée de ses yeux ronds. Celui qu’elle attendait osait enfin tenter l’aventure. Elle pouvait commencer.

— Mesdames et Messieurs, je vais vous raconter une histoire. Il y a des années naquit une simple d’esprit. Quand la mère réalisa le handicap de sa fille, elle convainquit son mari de l’enfermer et tous deux se mirent à boire pour oublier leur malheur. Chaque soir, ils rejoignaient la prisonnière au grenier, une bouteille à la main, et se moquaient d’elle à la lueur d’une bougie. Pourtant, ils ne vinrent pas une nuit d’orage. Heureuse d’échapper aux sarcasmes, la fillette s’abandonnait à la rêverie lorsque son attention fut attirée par le clapotis de gouttes qui tombaient du toit. Une flaque s’était formée sur le plancher au fil des heures et l’eau s’était solidifiée sous l’alchi­mie des rayons de la lune qui filtraient à travers la mansarde. Tant et si bien qu’au matin elle s’était métamorphosée en un miroir. La fillette s’empara d’un gant qui traînait là et l’effleura. Des ondes naissaient à chaque frôlement et s’échouaient sur les bords. Plus stupéfiant encore, ses doigts s’enfonçaient dans cette matière dure et perméable à la fois. Elle traversa la glace malgré ses peurs et ce qu’elle vit là-bas lui rendit le goût de vivre. C’était… Imaginez un peu… Une sorte d’univers avec… comment dire ? Des rencontres telles que… Atten­dez !

Le silence qui s’était imposé à l’insu des spectateurs ré­gnait maintenant sur les gradins. Tous étaient subjugués par son récit et voulaient savoir ce qu’elle avait découvert. Et voi­là ! Hannah s’arrêtait et les plongeait dans l’attente, juste au moment où elle s’apprêtait à satisfaire leur curiosité.

— Vous !

— …

— Vous, Monsieur ! Au fond. Là, sur le strapontin ! Ce soir, vous serez l’élu !

— Moi ?

— Oui, vous allez connaître ce que tous ici brûlent de sa­voir ! Ce qu’il y a derrière le miroir.

— Mais… Peut-être pourrais-je céder ma place ?

— Non.

Hannah avançait sous le feu des projecteurs, droit vers l’homme caché dans la pénombre. Le public avait deviné son anxiété à l’intonation. Comment diable pouvait-il avoir peur ? Tous auraient été comblés à sa place. Les spectateurs suivaient le cercle dans lequel la magicienne évoluait, curieux de découvrir qui pouvait hésiter.

*      *       *       *       *

Un jet de lumière s’était abattu sur les épaules de Nino. Il clignait des yeux, la main en visière au-dessus des sourcils. La clarté l’aveuglait et il s’apprêtait à partir lorsqu’il sentit une main s’emparer de la sienne. Il se laissa entraîner au centre de la piste, à deux pas du miroir, aussi docile qu’un aveugle appuyé à l’épaule de son guide. Le projecteur s’éteignit, le chapiteau disparut dans les ténèbres, la surface de la psyché devint fluorescente. Un halo enveloppait désormais Hannah et Nino. C’était une atmosphère étrange, presque spectrale. L’animosité à l’égard de Lanzani avait disparu et chacun ob­servait la scène avec émotion. C’était un même frisson, une même communion.

— Vous êtes prêt ?

— Pas vraiment ! Mais je vous l’avais promis, n’est-ce pas…

— Allez courage ! Le Pays-des-Rêves vous attend. Vous verrez, il est toujours à l’image du cœur. Aussi pur et candide.

— Hannah. Et si le mien ne l’était pas…

— Dans ce cas…

— Dans ce cas, quoi ?

Hannah frémit. Elle réalisait soudain qu’elle venait de commettre un impair, pire qu’elle s’était peut-être trompée. Elle avait provoqué une crainte chez Nino en lui suggérant que le merveilleux reflète les désirs. Le rêve pouvait se ré­véler cauchemar si ses pensées n’étaient pas aussi nobles qu’elle le croyait. Pouvait-elle s’être leurrée sur cet homme ? Hélas, il était trop tard. Face au public, ni l’un ni l’autre ne pouvaient reculer. Elle profita du malaise, sortit le gant de l’écrin et le glissa aux doigts de Nino.

Un « OH, oh, ô… » de frayeur traversa de part en part le cirque lorsque le phénomène se produisit. La foule était sai­sie. La manchette s’anima une fois de plus, s’élargit puis avala la main. C’était un habit sur mesure qui épousait parfai­tement la chair et collait à chaque pore. Nino semblait lointain. Le flux émis par la matière le revigora dès qu’il l’eut enfilée. Son regard recouvra son acuité et son esprit sa lucidité. Il était délivré par enchantement des angoisses qui l’assaillaient quelques secondes plus tôt. Même l’inquiétude suscitée par les propos d’Hannah s’estompait, balayée par une excitation qui le poussait à faire preuve d’audace ! Il se sentait le cou­rage d’un conquistador. Quelle que soit l’épreuve, il était prêt…

— Que dois-je faire maintenant ?

— Attendre que je m’éloigne de quelques pas et dispa­raisse dans la pénombre. Approchez ensuite le gant de la psyché, c’est tout.

— Et après ?

— Les choses se feront d’elles-mêmes, vous verrez.

— Bien… A tout à l’heure, Hannah ! Je, comment vous dire, je…

— Ne dites rien ! Pas maintenant. Plus tard. Quand nous serons prêts.

— Auriez-vous peur de ce qui pourrait m’arriver ou de ce que je pourrais vous dire ?

— Qui sait ?

Nino était au milieu de la piste, noyé dans l’aura du miroir. Il paraissait peu à peu se métamorphoser en un être évanes­cent, à la silhouette de revenant, au regard de somnambule, au teint de mort. Les spectateurs observaient avec inquiétude cet avatar transformer un homme en une créature immaté­rielle. Quant à Nino, il levait le bras en direction de la glace, indifférent à leur angoisse. Nul bruit, nul chuchotement, nul craquement. Tout le cirque retenait son souffle.

La paroi de verre frissonna au contact du gant. Nino ef­fleurait la psyché et l’émoi de la matière devenait évident au fur et à mesure que ses sollicitations se répétaient. Nino était à son tour troublé par les frémissements. A l’instant où sa rai­son bascula, il enfonça le gant dans la matière. La glace s’of­frit sans résistance et l’homme la pénétra. Il vit son bras et son épaule disparaître, happés par le vide. Alors, il enjamba le cadre de bois, passa un pied de l’autre côté et dans cette po­sition inconfortable, à cheval entre deux mondes, fit un signe à Hannah avant de s’abîmer dans l’inconnu. Les ondes provo­quées par l’engloutissement vinrent s’échouer sur les bords et la surface de la psyché retrouva bientôt sa rigidité. Les lois de la physique étaient de nouveau respectées. Le miroir était re­devenu un objet sans âme, une matière froide, lisse et com­pacte. A un détail près cependant. Quiconque aurait souhaité s’y regarder aurait constaté avec stupeur que le tain ne réflé­chissait aucune image. »

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EXTRAIT DU CHAPITRE 8 : LE BAL

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« Nino sentait depuis quelques instants un courant d’air lui glacer le dos tandis qu’elle parlait. Il ferma les yeux et s’aban­donna à la danse pour échapper à ses paroles comme au fris­son. Mieux valait tout oublier et ne plus penser. Même s’il devinait qu’en experte de la séduction elle jouait avec adresse de sa féminité ! Il se laissait guider, emporté par la musique qui les enchantait, grisé par les tourbillons de la valse qui les soûlaient. Un sourire s’esquissait sur ses lèvres lorsqu’il sentit, au raidissement de sa compagne, le charme se rompre. Il tressaillit et ouvrit les yeux. Le visage de sa compagne était si pâle qu’il s’arrêta de peur de la voir s’évanouir. Elle qui le regardait un instant plus tôt avec effronterie fixait mainte­nant ses escarpins sans oser lui parler. Nino allait saisir son menton et la forcer à sourire quand une exclamation le saisit. Il se retourna.

L’homme à la faux lui faisait face, caché sous sa pèlerine qui l’enveloppait de la tête aux pieds. Il agitait en l’air sa lame et les éblouissait avec ses reflets. Les danseurs ne bou­geaient plus, hypnotisés par l’éclat du métal. Il brandissait de plus en plus haut son arme. Le drame était imminent quand il disparut en ponctuant sa retraite de ricanements. Le tintement de grelots venait de l’obliger à fuir.

C’était le Fou !

— Allez, les amoureux, un sourire ! Je vous le dis, la vie est tout à vous ! Quant à l’épouvantail, laissez-le donc pousser ses cris d’orfraie. Mieux ! Riez comme vous faisiez jadis quand vous étiez enfants s’il se pend encore à vos basques ! Alors, vous verrez ! Votre gaieté empêchera les machinations du vagabond. Opposez un chant de vie à ses oraisons fu­nèbres ! Opposez la pureté de votre cœur à la noirceur de son âme et adviendra l’incroyable ! Comble de la dérision, le faucheur sera mortifié.

Le bouffon s’animait, grisé par ses propos, et ébauchait peu à peu les mouvements d’une danse désopilante. La jubilation gagnait ses membres et un frisson parcourait son corps. Il balançait la tête et déclenchait un concert de clochettes, le visage illuminé par deux yeux qui ribouldin­guaient. Les grelots suspendus aux appendices de son bonnet hochaient et tintaient à chaque soubresaut. C’était un concert de sonorités discordantes mais elles n’incommodaient personne. Au contraire, le tintinnabulement ravissait l’auditoire puisqu’il signifiait la venue de félicités. Même les clo­chettes fixées à ses poulaines, à ses bracelets, à sa ceinture participaient à la fête. Le bouffon, sourire aux lèvres, levait tantôt une jambe, tantôt une autre; tantôt un bras, tantôt un autre, de manière à provoquer l’hilarité. Nino et la catin pouf­faient, conquis par la cocasserie du joyeux drille.

— Ah quand même ! Vous voilà enfin comme j’aime: HEU… REUX ! Et moi qui parle quand vous n’avez que faire de mes boniments. Au diable les élucubrations d’un guignol, pensez-vous ! Comme je vous comprends. Allez ! Profitez de la soirée. Moi, je vais porter ailleurs la bonne parole. Ah, encore un mot ! Cher élu, vous êtes-vous parfois demandé où se trouvait la vraie vie : chez vous ou chez nous ? Là d’où vous venez, mille obstacles se glissent entre vous et les choses. Comment trouver le bonheur dans ces conditions s’il faut en permanence batailler pour atteindre un but ? Votre existence est une caricature de la vraie, croyez-moi ! Vous ne pourrez jamais assouvir vos passions, faute de moyens et de temps. Votre esprit vous berne s’il prétend le contraire. Alors, écoutez-moi. On grandit là où il n’y a aucune médiation entre le désir et sa réalisation, aucune entrave entre l’objet et sa possession. Ce monde existe, c’est l’au-delà ! Vous êtes dans son antichambre: le Pays-des-Rêves ! Alors, profitez-en avec Madame… ou avec une autre. A bon entendeur, salut !

Il cria soudain à la cantonade :

— Attention, le Fou arrive !

Il tira sa révérence à Nino et s’élança en alternant roues et sauts périlleux, des figures qui époustouflaient le public. Les danseurs s’arrêtaient et ovationnaient leur mascotte pen­dant l’exhibition, s’écartant à l’instant de son passage. La liesse était indescriptible au milieu du tintamarre des clo­chettes, des applaudissements, des exclamations. Nino et sa compagne, ravis de reprendre le cours de leur aventure, le re­gardaient s’éloigner quand il disparut derrière des couples en­lacés sur la piste. La musique rappelait chacun à ses devoirs. L’heure était à la fête, à la danse, à l’amour. La catin se serra contre Nino qui rougit de voir, sous la pression de l’étreinte, deux seins s’épanouir hors du décolleté. » 

Vénus a deux visages 2
Vénus a deux visages 1

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